5 janvier 2008

… sur les personnages

La destinée de Kano, personnage pivot entre Kyo, Neige et Yukiko, est emblématique. Cet homme dont le destin de samouraï semblait tracé depuis l’enfance jusqu’à la vieillesse, et dont la valeur en faisait un des grands auprès de l’empereur, vit avec une douleur entière l’horreur d’une ultime bataille. Avec une évidence tout aussi entière et immédiate — malgré sa maturité — sa rencontre avec la jeune funambule le révolutionnera.

La rupture radicale avec ce qui semblait être son destin se réalise dans cette union amoureuse avec Neige, et ses qualités trouvent un autre champ d’action pour se révéler et s’épanouir : l’art, pictural et poétique, sublimation des arts martiaux dont il est grand maître. Il incarne une mutation que va subir la société nipponne toute entière (abolition des castes, jusqu’à l’interdiction faite aux anciens samouraïs en 1876 du port du sabre, la suppression des ordres d’exclusions frappant les chrétiens…).

De l’amour entre Neige et Kano naît Yukiko. Quand son chemin — elle est devenue conseillère en arts auprès de la cour Meiji — croise celui du jeune poète Kyo, elle se moque ouvertement de sa maladresse de jeune homme, mais secrètement l’aime déjà, car elle sait reconnaître qui a dû suivre un parcours ardu pour atteindre son équilibre. Cette provocation est comme un défi, une invitation à parcourir ce chemin sans concessions qui forge toute vocation artistique.

Neige vit un conflit intérieur tant qu’elle se soumet à une éducation stricte, avant de libérer la voix de son instinct et de son cœur. Kano, dans sa décision sans retour de déposer les armes, vainc un ennemi bien plus puissant que ceux qu’il a rencontré sur les champs de bataille. Kyo est fidèle à lui-même dans son engagement poétique, au prix d’une rupture avec les aspirations de son père, et dépasse l’orgueil de l’adolescence grâce à la confrontation avec Kano. Enfin, trouver un équilibre face à des parents exceptionnels et entiers, sans passer par la rupture, est aussi un combat subtil, parfois encore plus ardu… que Yukiko réalise.

Le samouraï comme le funambule et le poète, vivent au préalable leur action lors d’un parcours intérieur, avant de l’exprimer dans un fragment de temps. L’expérience intérieure précède et accompagne une action irréversible qui engage l’être entier, face à sa propre problématique existentielle.

Le poète est en quête d’un équilibre entre l’instant présent, l’être-là, et un ailleurs éternel, un instant dont la durée s’étire dans l’univers tout entier, qu’il exprime dans un éclat de langage. Lorsque Kyo rencontre la jeune Komako, il est profondément touché par son naturel, sa présence immédiate, vivante, pleine et entière, alors que lui-même est dans cette tension, comme le fil reliant le présent et cet éternel absolu. Elle lui apparaît comme le seuil du présent, un corps lumineux savourant chaque instant, une caresse de l’instantanéité.

Le risque de Neige rappelle celui d’Icare : caresser les nuages et embrasser le soleil. Plus haut, plus loin, plus longtemps… avec le risque de s’abstraire définitivement des autres. La découverte d’un équilibre d’une autre portée, comme la lumière dans les yeux de Kano, finiront par la faire fondre. Elle redescend en douceur et en confiance sur terre.

Yukiko est un point d’équilibre entre deux élans, un flocon de neige aux racines terriennes caressant le fil d’un instant de plaisir éternel, qui s’entretient par la multiplicité et l’ouverture à toutes les lumières extérieures. Yukiko, initiée aux subtilités de la culture occidentale autant que japonaise, s’abreuvera à ses sources avec gourmandise. Ses propres sentiments émergent par l’écoute attentive du sentiment exprimé par d’autres.

Mais l’appel d’Icare, de manière souterraine, agit dans le cœur de Neige, et le bonheur auprès de Kano et de leur fille Yukiko au fil des saisons ne lui suffit plus. Poussée par le désir de n’être, au-dessus du vide, qu’un mouvement d’équilibre et de légèreté, elle va disparaître happée par le précipice ouvert sous ses pieds.

Kano, qui, si fier de Neige et de son art, a soutenu le désir de sa femme auprès du jeune empereur Meiji, va se rebeller contre la puissance insondable de la montagne, et reviendra vaincu : la montagne lui a pris son amour, et sa vue. C’est le fidèle Tetsuo, son bras droit de toutes les batailles, qui lui sauve la vie et le ramène, aveugle, à la maison.

Auparavant Kano, durant la dernière bataille contre le clan opposé à l’empereur, avait lui-même sauvé la vie de Tetsuo, et ce dernier lui en sera reconnaissant jusqu’à la mort. Il connaît la valeur du samouraï et de l’homme, comme il connaît la peine de son cœur.

Kano — grâce à Tetsuo dont le destin est définitivement scellé au sien, qui le renvoie avec finesse à sa responsabilité de père envers Yukiko — au lieu de se réduire à un homme brisé par la douleur, et bien que devenu aveugle, renaît encore une fois de ses cendres à travers son art, aussi bien poétique que pictural.

Kyo trouvera dans cette énergie vitale de Kano la dynamique qu’il recherchait hors de son foyer. Il pourra ensuite retrouver son père, prêtre shintoïste, car ce dernier, malgré la rébellion de son fils, a démontré être à l’écoute de son art, et capable avant tout autre d’en apprécier la valeur. Au tour de Kyo de reconnaître l’envergure de son père, et l’influence subtile de sa mère. Il sera alors prêt pour la plus savoureuse aventure d’harmonie avec Yukiko.

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